"Ubique, dites vous ?"
Non, je ne suis pas ubique, je suis Pablo, l'ange des virtualités. Et puis arrêtez de me regarder comme ça, on dirait que vous n'avez jamais vu un ange."
Le
soldat baissa les yeux. "Je .... Je ne voulais pas vous vexer, vous
savez, l'ubiquité, c'est juste la capacité de se dédoubler, de faire
croire qu'on peut être à plusieurs endroits à la fois."
L’ange se rassit sur la chaise en bois du bistrot, un coude sur la table, une aile contre le mur.
"Et
si moi je ne l'ai pas, ce don, d'autres l'ont. Non pas du point de vue
de la capacité à être, mais de la capacité à être perçu. C’est pourtant
simple, voyez les elfes filles. Elles aiment toutes un désir, qu'elle
transforme en elfe garçon, ou en envie de faire du shoping, ou en amour
des roses bleues, ou encore en situations romantiques. Et pourtant, vu
de l'autre coté, ces garçons elfes ne sont pas là, mais ailleurs, et
d'autres les voient... moi je suis là, dans ce bistrot des
bas fonds du port de Pointe à Pitre, et c'est bien moi que vous voyez
en train de boire une bière avec vous. Mais je connais une fille elfe
qui me voit de la même façon que vous, de l'autre coté du monde, et
j'en connais d'autres encore, qui me voient ici et là..."
Le soldat avait un air interrogateur. L'ange reprit:
"
Et vous savez ce que c'est, çà ? cette manière de percevoir que vous
avez touché les gens au point qu'ils pensent à vous, qu'ils vont
jusqu'à croire que vous êtes devant eux, juste là, présent, avec une
onde de rassurance qui émane de vous, avec de la tendresse qui s'écoule
toute tiède vers leur coeur souvent trop froid, trop serré, alors que
vous êtes à l'autre bout du monde, les pieds empêtrés dans le sable des
dunes, à chercher vainement un chemin dans le désert, avec vos yeux qui
brûlent, avec votre démarche d'affamé, la gourde vide, le crâne pris
dans les tourments des migraines de la soif ? Non, vous ne le savez
pas, parce que vous êtes soldat."
Le soldat, qui avait posé sa chope de bière, le regarda fixement, l'air effaré.
"
Comment ne le saurais-je pas ? À cause de ma fonction ? Ne suis-je pas
homme comme tous ici ? Est-ce mon âme qui me rend aveugle à cela, ou
l'uniforme qui la recouvre ? Je sais bien de quoi vous voulez parler !
Vous me parlez de l'Amour, vous me parlez de cette puissance insondable
qui traverse les songes et transperce les coeurs, vous me parlez de la
Foi, cette seule Foi dont nous humains nous pouvons mesurer la vérité
par les gestes que l'on donne, par les traverses traversées au nom d'un
rien qui lie les âmes aux autres âmes, cet acte sublime qui nous fait
mourir au nom de ce que nous ne pouvons nommer. Et moi ? Qui vous dit
que je ne suis pas soldat par amour de mon peuple ? Qui vous dit que je
ne suis pas Roi à cause de l'amour que je porte ? Est-ce la faconde
noire que salissent les armes qui devrait couvrir de ténèbres le
rayonnement de mon âme ? Ne me regarde pas comme ça, toi, l'ange,
rempli de la suffisance que portent tes ailes ! Tu me mets en colère !
Tu peux, à l'innocence de ton uniforme de plumes croire que ton
ubiquité est une résolution de l'amour que tu portes, mais n'imagines
pas qu'un soldat encrassé de la boue du combat ne soit pas porteur des
mêmes espérances, qu’il n'essaie pas de marcher tout comme
toi au travers du désert pour trouver le chemin de la pureté, la voie
de la sagesse, et, devenu porteur de ce nouveau fardeau, ne tente pas à
son tour d'en partager le bonheur avec ceux qui sont assoiffés de cet
amour..."
L’ange
le regarda profondément. Il avait fini de boire. Il tendit une main et
prit celle du soldat dans la sienne. Entre leurs regards se dessinait
une tension immense, non de différence, mais une fusion extrême, comme
une fièvre froide, porteuse d'une folie inconnue. Ils étaient devenus
frères.
Robinson
à 18:59